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LE SITE DE ROMAIN VERGER

/ SOPHIE LOIZEAU / LA FEMME LIT / FLAMMARION / 2009 / 01-03-2009 /

/ DIÉRÈSE /

 

Dans La Femme lit, Sophie Loizeau réinvente la scène primitive, revisitant par là même la figure de Diane. L’écriture scrute l’épisode mythologique du bain au cours duquel la déesse est surprise nue par Actéon, victime d’un viol oculaire. Mais si la scène primitive se fonde sur la vision interdite et transgressive d’un accouplement, ici, il n’en est plus question. Diane s’affranchit du regard posé sur elle, ou plutôt en dispose librement, s’invente une altérité ou la dénie, selon son bon vouloir : "diane n’a de regards en arrière de l’épaule que pour vérifier qu’elle est seule / ni bêtes / l’invention de l’épieur naît d’elle à sa guise. Fluctue". Exit la figure de chasseresse virile véhiculée (encore récemment chez Jean Ristat) et éculée : "absence de diane à l’arc solitude et sans arme dans le bois inouï". Et voilà qui déplace les termes de la relation érotique : "rarement diane dressée frisa la représentation phallique et banda l’arc / le plus souvent elle se nymphose au sol dans un cocon léger le faisant ce qu’elle apporte au centre phosphorescent du mythe par son activité intime". Diane se dispense de l’homme pour jouir de se voir vue, et même de toute forme d’altérité, instaurant une forme d’éros anté-humain, élémental : "tout ce qui n’est pas d’origine humaine me procure un bien enfin". Autoscopie, pour voir le monde à travers soi, un soi spongieux, poreux à l’univers, qui se détourne du regard masculin et plus largement humain pour "verser dans le beau paysage", dans un "ciel de Jouy". Monde en soi, anima mundi : "des visions de forêt et d’eau de séjours, en mon eau". La nudité de Diane est exposée au regard du monde et des choses : "les noeuds du bois fixent / la jouissance". D’où l’émergence dans la dernière section du terme "instase" pour traduire ce processus faussement égocentré qui consiste à s’étreindre pour mieux accéder au dehors jusqu’à l’impressionner : "mon existence en retour tourmente et éblouit l’arbre, le ciel, l’herbe ; / les a frappées". Le recueil plonge le lecteur dans une profondeur paradoxale, échographique ; tantôt y plonge, tantôt en remonte. On y capte les mouvements du monde intérieur, intra-corporel, lieu de naissance et d’émergence de phénomènes embryonnaires : "et l’ombre pulse en qui je contemple tout en maintenant sa forme / douce d’ovule / - la merveille est aussi puissante que dans l’absolu de mon esprit".

Le recueil joue constamment du mélange des voix, de l’alternance et de la superposition des tableaux, la salle de bain apparaissant en filigrane de la forêt, la baignoire sabot s’informant dans le lit de la rivière, tous deux métaphoriques du vagin : "le vagin forme une petite cuve. Les propriétés de l’eau de bain retenue, frottée, laminée contre les muqueuses rappellent les pérégrinations de l’eau de source, minérale à force de roches". Enfin, la Diane contemporaine apparaît sous les traits de la déesse latine : "(elle me rendit son regard) petite diane née du plexus de la grande déesse. / je ne suis dans leur rapport qu’une émanation d’où l’emmêlement des voix / l’identité confuse des voix. La Femme lit est une femme dé-déifiée". Autoportrait de l’auteure en Diane, qui s’affranchit donc du regard de l’épieur pour s’inscrire dans cette relation spéculaire et gémellaire ("je me contemple jouir"), manière d’explorer les racines archaïques de son principe féminin.

Si la figure masculine était fortement présente dans les précédents recueils, comme partenaire et auxiliaire d’une expérimentation totale du corps et au-delà, de l’aperception du monde — bien que souvent salie, malmenée ou animalisée — elle est dans ce dernier opus très rapidement évacuée, comme l’est l’eau souillée du bain tourbillonnant par la bonde. L’homme en prend pour son grade : "manque au satyre moderne le génie de la dissimulation [...] l’homme affirme marque urine s’ouvre en grand lorsqu’il est assis / la femme efface ses traces / se oublie masque son odeur s’amoindrit ferme ses jambes // passage de l’homme / les poils restants la baignoire velue son dépôt de rivière asséchée / la femme rince". C’est l’occasion pour Sophie Loizeau de mettre à mal un certain nombre de poncifs sexistes touchant à la répartition des tâches, des valeurs et qualités par genre et plus fondamentalement d’en finir avec une série d’oppositions sur lesquelles s’est pensée la partition générique : intérieur vs extérieur, introspection vs extraversion, humide vs sec, animus vs anima... Lorsque les poèmes accueillent l’homme et qu’affleurent des images phalliques, elles sont privées de toute virilité, tenant même du saphisme : "diane rêvait d’un pénis à l’odeur faible comme un sein".

D’allusives qu’elles étaient dans les précédents recueils, les affinités littéraires de l’auteure s’inscrivent plus explicitement. C’est même l’un des enjeux majeurs du recueil, suggéré par l’ambiguïté du titre. Les poèmes entrent même constamment en dialogue avec elles. Lectures de Bosco majoritairement, de Jouve, Mandiargues, Valéry, sans compter le fonds mythologique, fables et contes parmi lesquels Barbe Bleue. La littérature fantastique notamment marque le recueil de son empreinte, culminant dans la section "Ténèbre active", livre de visions où l’écriture joue brillamment à recycler les figures imposées du genre, tels les bruits inquiétants d’une forêt (feuillages, brame, craquements) auxquels se mêlent les signes de présences humaines ou animales (cris ou halètements), symptômes d’errances fantômales et de hantises, interceptées dans les reflets d’un miroir, les suggestions anthropomorphiques d’un drap. Possession propre aux lieux surtout, à commencer par la forêt. Les poèmes sont inscrits dans une géographie, celle qui les a vu et fait naître : "St Hilaire de Lavit / Arnouville / Montagne Noire / Orange / La Faye aux Arrêts". Poésie in situ, sous la radiation permanente de lieux érigés en dieux. L’inspiration fantastique circule dans des perceptions de demi-sommeil, subtilement suggérées par l’écriture de Sophie Loizeau qui dit l’affinité de nature entre registre fantastique et expression poétique, les deux se construisant sur la rupture, l’image et l’objet manquant, leur évitement comme leur nomination. Inouï et effarement. Son écriture rappelle aussi l’ancrage païen du genre : "l’ancienne panique". Des images de dévoration qui font parfois basculer le fantastique dans l’épouvante : « travail des molaires », mastication ou invagination. Rumination plus encore.

L’appréhension du monde passe en effet par le corps, par les muqueuses, sur un mode érotique : "elle se frotte le coin des lèvres contre les meubles", "le fond de la culotte – très propre – après le bain se mouille / graduellement d’une moyenne rose crue". Ce n’est pas par la tête qu’on s’en saisit mais au moyen d’un "bain de siège". Ainsi, la Femme lit se fait éponge, se laisse imbiber pour parvenir à la création  : "je me gorge. puis je. Transfère. je tombe amoureuse". Nombreuses sont les images de bain, de macération, voire de pourrissement, toutes métaphoriques du processus de création, de maturation du texte. Si les poèmes sont inscrits dans l’espace qui les a générés, ils le sont aussi dans le temps. Chaque section indique le laps de temps qu’a nécessité sa rédaction. Le poème est une "viande macérée", issu d’un processus organique de pourrissement. Lente imprégnation, qui passe par la lecture des autres qu’on laisse mariner en soi : "une nuit le livre cesse (diane date toujours ce temps venu / de fermeture du livre à cause de l’importance s’en suit qu’elle régurgite", "souvent dans la lecture je crée / secondairement, à l’oreille processus inverse, de remontée des eaux comme la joie, le désir". Chez Sophie Loizeau, toute pénétration est d’abord celle du texte. Sa poésie fait l’amour à la langue : "elle me fait mouiller les fruits lourds de mon amant cette image / tous les dons à orange il me pénétra au sens grave, favorisé / de ce verbe que jamais je ne comprends sans profondément qu’il me trouble // l’altération légère, dans sa voix pour le dire". Cet exemple en est une illustration manifeste, dans cette articulation qu’il fait de la jouissance et des processus langagiers : sens grave - sens propre, diction et vocalisation par mouillage dans les labiales, image-trope. De même que dans Environs du bouc, l’ouverture du sexe figurait celle du livre, La Femme lit est une femme-livre : "les cuisses ouvertes lit / s’interrompt qu’elle aime à reprendre / et peu vêtue de drap, excitée au livre".

Dans une dernière section ("Le mythe de soi"), Sophie Loizeau éclaire les horizons du recueil : la question de l’instase évoquée précédemment, comme celle de la nature de la langue, clef de voûte de sa quête et de son écriture. Le problème du genre des mots est notamment pointé, l’ascendant du masculin sur le féminin, qui se répercute dans les règles d’accord de l’adjectif et du participe. Une langue misogyne, codifiée par des hommes et sur laquelle ne peut que buter l’auteure dont la poésie respire par tous les pores la femme et ses désirs. Aussi se donne-t-elle pour mission de faire émerger la féminité, la "sororalité" sous-jacente et bridée de la langue. "Je tâche de récupérer ce qui a sombré dans le grand tout masculin". Ainsi, le lexique du corps et du désir fait-il l’objet d’une révision, d’une inversion de genre : "le corps merveilleuse", "toute son corps", "mon désir sexuelle" , "le sexe couverte d’écume". De même, les tournures impersonnelles et les pronoms neutres sont féminisées : "elle neige / elle y a / elle faut que j’y aille", "on la la arrache". Des pages plus réflexives, proches de l’essai, qui ne rompent absolument pas la continuité poétique de l’ensemble : elles conservent la forme du vers ou du verset des sections précédentes et prolongent le travail de déconstruction syntaxique entamé.

* Jean Ristat, Artémis chasse à courre le sanglier, le cerf et le loup, Gallimard, 2008. Voir ma note de lecture dans Diérèse, n°40.

 

© 2009 / Romain Verger.