/ JOEL ROUSSIEZ / NOUS ET NOS TROUPEAUX / LA RUMEUR LIBRE / 2008 /
/ ARTICLE PARU INITIALEMENT DANS LA MAIN DE SINGE /
"Avançons sans peur aucune, sans crainte des coups, ne cherchons rien / Croisons des hommes qui ont cherché et s’en reviennent / Des qui s’en revenaient, n’avaient rien vu, beaucoup tordus-cinglés / Tournant le dos au soleil, dès le matin baissant l’échine". Voilà qui résume assez bien les orientations de ce recueil : une fuite éperdue qui semble n’avoir d’autre motif qu’elle-même, voyage sans destination connue, sans dégagement possible : "Mais le passé nous colle partout et même à la peau / Cherchons vainement à nous débattre mais, / Mais foule nous court dessus, sus et liesse, ivrognerie / Des types sont morts rapidement, suicidés pour la plupart". Une écriture en cavale qui ne se poste en cours de route que pour de très brèves haltes : tableaux fugaces ou instantanés saisis en avançant, tels qu’on en rencontre dans la "Prose du Transsibérien", les road movie, ou les errances d’un Kerouac.
Des voyageurs mus par le mouvement lui-même, qui calquent leur fuite sur le vol des oiseaux ou le courant des fleuves et qui, lorsqu’ils se posent, se campent dans l’instable ("On s’installe, nous, dans ce nouveau pays. On vit dans des maisons mobiles. / Jouissons de l’instable, jouissons du tangage qui remue nos planchers lorsque nous bougeons") ou dans la mobilité des autres, comme cette halte en bord de plage pour observer les traversées de véliplanchistes. Bon nombre de métaphores aquatiques traduisent cette obsession du mouvement et du passage, qu’il s’agisse de la "terre fluviale", de "la mélodie-ruisseau" ou de la "mer végétale". Les pays défilent en zones de transit : Arctique et Antarctique, Irlande, Mongolie, Australie, Afrique... "Nous avançons dans aucun territoire ; c’est entre deux saisons, ni torrent de pluie, ni soleil mortel", "et nous allons".
Faut-il voir dans la vente inaugurale d’un troupeau de bêtes l’événement déclencheur du départ ? On voudrait partir, s’affranchir du troupeau, renoncer à toute possession pour s’ouvrir au monde. Le sujet se décentre, le poète renonce à sa posture princière et s’ouvre aux voix de la horde. Les vers débutent ainsi souvent par un verbe sans sujet, qui esquisse des mouvements, prédicats anonymes et indifférenciées : "Fuyons sur cette grande route derrière charrues tracteurs", "Apprîmes que plus haut, on s’acharnait sur les roseraies". Certes, l’écriture de Joël Roussiez épingle quelques figures individuelles, que le récit tend à faire se croiser en trajectoires absurdes : "Mc Callagan a rencontré Wichinsky. Ont parlé de Papalopoulos et Ibrahim Artha dans le dos de Naraya Jabar et Abdul Macha, alias Kong So, tandis que Garlada haranguait Tsu, lequel marchait en terre islandaise prétendant que là-bas, ils étaient tous noirs". Ce fulgurant tour du monde est aussi l’occasion de pointer les dérèglements d’une humanité malade : trafic d’organes, conditions de vie dans les camps de travail en Sibérie, pédophilie, exploitation ouvrière... Mais elle capte davantage des trajectoires groupales, mouvements de masses, migrations, exodes, déplacements de populations qui se croisent et se gênent, nourris d’intérêts divers, indifférents les uns aux autres. Celui qui pensait abandonner le troupeau humain s’y retrouve confronté : "On avance difficilement au travers de marées d’hommes / Ils fuient comme des troupeaux sur les routes sans fin". "Réclament que pour enfant, on aime à qui mieux mieux / Qu’on aime les siens d’abord, puis la tribu entière ensuite... / Le reste peut crever, dans l’immédiat, le monde et l’étranger".
Troupeaux, pour tenter de lutter par le nombre — et comme aux premiers temps — contre les forces destructrices de la nature : "Les fureurs du monde s’ébrouent entre les hommes / Tempêtes et grosse grêle cassent maison et moisson". Troupeaux aussi que ces hommes rencontrés ça et là en cours de route, qui ont trouvé dans l’ivrognerie le plus efficace des divertissements. Nous et nos troupeaux dessine des mouvements en tous sens saisis dans une sorte de vaine intemporalité, comme si manquait de tous temps la clé à cette parade sauvage. L’accent porté aux horizons élémentaires (plaines infinies, banquise, plateaux, savane ou toundra) ne fait qu’accroître encore le caractère vain des quêtes qui s’y jouent, condamnées à se reproduire indéfiniment sans jamais aboutir : "Croyait trouver beauté, trouve infini lointain / Une sorte de village blanc, blanc sur blanc de banquise", "Chacun cherche un centre, avance, c’est tout. Un type : c’est bien ! / Vivent comme ça et parfois s’enfuient sur l’horizon blanc / Mais sans penser à rien, pour aller. Le disent en tout cas".
Ce recueil aux allures de carnet de voyage ne cède jamais aux tentations du pittoresque et de l’exotisme. La poésie incarnée de Joël Roussiez questionne l’homme, fût-il abêti ou uni au troupeau.Une tentative de dégagement désenchantée mais non privée d’humour, une épopée puissante et paradoxale traversée par le souffle de l’archaïque et de l’absurde.
© 2009 / Romain Verger.