| / LIONEL BOURG / L'ENGENDREMENT / QUIDAM ÉDITEUR / 2007 / 28-01-2007 / Ursus d’Otto Dix : un garçon bourru, sans âge véritable, grassouillet, boudeur, gonflé et groggy, la paupière tuméfiée, comme au sortir d’un match de boxe ou d’une séance de claques. Sans doute ce portrait reflète-t-il assez fidèlement "cette tête d’idiot, cet air de séraphin buté". Une enfance inscrite d’emblée sous le signe du refus et d’une peur qui "partout l’accompagne, et le ronge". Une tête, comme déformée par de puissantes névralgies : "le marteau-piqueur, le tam-tam cérébral" subis et sur lesquels il lui faudra caler son rythme biologique et son pouls d’écrivain. L’engendrement cherche, dans l’entremêlement des fils narratifs, des souvenirs recomposés et des voix interceptées à "comprendre pourquoi l’on fut ce môme qui souffrait, qui marchait quelquefois comme un forcené sur une route vicinale ou se barricadait derrière des cailloux, des tessons de poterie, des bouquins, des poèmes". C’est bien d’une naissance à soi-même et à l’écriture qu’il s’agit. Cette quête autobiographique, que Lionel Bourg poursuit dans ce nouvel opus, s’enracine dans une curiosité précoce pour les fouilles : excursions géologiques avec l’oncle Julien ou prospections archéologiques. Adolescent déjà, le narrateur dégage de terre des fragments d’objets, des "saloperies" comme les nomme son père, qui finiront à la poubelle. Ainsi est-il bien difficile de parvenir au terme d’un processus d’excavation toujours compromis, toujours suspendu, que l’écriture ne peut que reprendre de zéro ou retraiter autrement. Le premier vestige à sauver, à recomposer, c’est soi-même : naître à soi, se dégager d’un verbe maternel omnipotent, impropre, syntaxiquement malmené et tout aussi structurant que castrateur. Cette femme passe son temps à brailler, à piquer des "colères tonitruantes", à mélanger l’excès et l’affection dans "d’affreuses déclarations d’amour" et "d’obscènes tendresses". Influence paradoxale que la sienne puisque ayant quitté l’école à douze ans, elle n’en infuse pas moins un bain culturel déterminant pour le futur écrivain et qu’elle oriente, en tyran domestique, les orientations littéraires de son fils, lui inspire son dégoût de Zola, ses inclinations pour Steinbeck ou "Dosto ", autant de manières d’écrire la douleur, du petit doigt où à pleines mains. Elle, adepte d’une littérature "qui saigne", qui prend aux tripes, quand lui-même, dans une posture toute romantique, se délecte du spectacle sublimement éloquent des "brumes" de l’Essalois, des brouillards, landes, montagnes, lacs et orages. Une figure maternelle incontournable (le livre lui est dédié), dont on ne parvient à se libérer qu’à grand peine : "la barque où je tremblais de froid n’avait quitté la berge que pour s’y échouer trente mètres plus loin". L’enfant devra s’arracher à l’informe et à l’insanité : "flaques d’huile mêlée d’eau jaunâtre", "eaux ternes du fleuve", "eau croupissante d’un vase", somme toute de sortir entier de ce "marécage natal". Passer de la sensation à la relation : "IL FAUT PESER ce que l’on porte". Mais cette reconstruction de soi n’est possible qu’à la condition que se lèvent les voix de l’altérité, ces voix disparues de l’enfance, des proches et des lieux (Saint-Etienne défiguré peu à peu, bétonnée et sinistrée), voix radiophoniques, télévisuelles et discographiques, qu’il faut récupérer, raviver et dont l’auteur se fera l’amplificateur et le passeur. Car "tout est mort à présent" et les mots doivent s’affranchir de la vanité des choses, manifestée dans cette attention récurrente portée aux fleurs, à leur nature périssable : roses, bluets, oeillets, tulipes, pivoines, avec ce que chaque variété peut avoir de symbolique, d’une déperdition symbolique. Inéluctable déchéance des biens propres comme des biens communs, à l’image de cette évocation d’Elvis Presley dans ses dernières années : "le corps boudiné dans des costumes grotesques (...) gras, gavé de cachetons, de drogues et d’ice-creams". Aussi l’écriture tourne-t-elle autour de ces pertes passées et à venir (l'imminente disparition de la mère) ; elle les scrute, s’en sidère, jusqu’à tirer sa motivation de leur fréquentation, de leur exhumation, de leur réinvention, comme le fait Rimbaud au sortir du déluge : "C’est elle la petite morte derrière les rosiers. – La jeune maman trépassée descend le perron – La calèche du cousin crie sur le sable – Le petit frère – (il est aux Indes !) là, devant le couchant, sur le pré d’oeillets. – Les vieux qu’on a enterrés dans le rempart aux giroflées" ("Enfance"). Pour recomposer le roman familial, l’écriture lutte constamment contre sa propre vacuité, contre le danger d’un égocentrage qui ne pourrait mener qu’à l’aporie, au ressassement complaisant, au passé fossilisé. Alors elle s’ouvre au monde, à la société, s’enivre de son inventaire, de tous les événements vécus et traversés, fussent-ils minimes, du Tour de France aux premiers pas sur la Lune. Elle s’ouvre aux nouvelles, aux informations, anecdotes et faits majeurs qui ont ponctué l’histoire du sujet et l’ont bercé, comme un foetus pourrait l’être des résonances vocales de ses parents. "N’être à cet instant qu’un peu de toutes ces voix". Entrer dans la polyphonie sociale, dans "l’opéra fabuleux". © 2007 / Romain Verger / biobibliographie de lionel bourg / / quidam éditeur / / les critiques du livre / / otto dix /
| |